Empathie Agoureeva.

Publié le par Boyer Jakline

Rien ne nous échappe de la production culturelle américaine.  Plutôt,  nous n’échappons à rien :  de la "daube " la plus manichéenne à l’œuvre la plus pointue.

Il suffit que je fasse un tour dans ma librairie préférée ( La machine à lire, place du Parlement,  Bordeaux) pour en faire un constat partiel : les pleines étagères de traduction de livres américains.  Et nos critiques professionnels en font leur miel quotidien. 

Que savons nous de la vie culturelle russe, à part la promotion de tous les refuzniki, comme on disait à l'époque soviétique,  vivant à Londres ou à  Berlin ?

Pourtant,  elle existe.  Mais l’ignorer permet de mieux construire l’image d’un peuple zombie, dans un état " terroriste ", "fasciste" comme le dit le diplomate en chef de l’Union européenne,  Borrell.  (Voir en lien). Nous en sommes là,  pauvres de nous !

Pourtant   lors de mes séjours en Russie,  Moscou ou province,  je ne quitte ni les librairies ni les théâtres. 

Un des théâtres les plus novateurs et les plus courus depuis 20 ans est l’Atelier Fomenko. Son fondateur, Piotr Fomenko est mort il y a quelques années, laissant toute une équipe orpheline.  Ils ont repris le flambeau et pas à pas reconstruisent

Bien sûr,  l’Atelier fait partie des soirées incontournables à Moscou.

J’ai eu le bonheur aussi de les voir à Bordeaux,  dans mon TNBA préféré, à l’affût de ce qui se fait de par le vaste monde. J’y ai vu deux classiques du théâtre russe dans la mise en scène de Piotr Fomenko : Loups et brebis de Ostrovski et une adaptation de Guerre et Paix.

Pour la petite histoire,  le bâtiment où se trouve le théâtre, lui a été donné en 1997. Il abritait le cinéma... Kiev. 

Il se trouve désormais près de la City moscovite,  qui témoigne de l’ engagement russe dans la mondialisation (globalisation en russe) heureuse... forcément heureuse !

L’Atelier, photo que j'ai réalisée en 2014. Derrière,  la City...

L’Atelier, photo que j'ai réalisée en 2014. Derrière, la City...

Polina Agouriééva est une des comédiennes les plus anciennes et les plus fameuses de l’Atelier.

J’ai eu l’occasion d’apprécier sa force de comédienne à plusieurs reprises.

J’ai écouté avec beaucoup d’émotion son témoignage.  Empathie ?

Le site Empathie Manoutchi organise l’expression d’artistes, de créateurs  qui soutiennent la décision "lourde" d’intervention militaire en Ukraine, décision prise car la diplomatie est en échec.

Elle témoigne sans aucun doute de l’état d’esprit d’une majorité de la population russe dans cette situation, dramatique aussi pour elle et son pays.  Elle permet de voir le débat dans la société russe,  violemment interpellée. 

Elle met des mots sur l’insaisissable et l’incompréhensible, cette densité si attirante pour de nombreux étrangers. 

 

Un regard indispensable sur la société russe pendant l’opération militaire spéciale...

Traduction :

"Quand ton pays est en guerre,  cracher sur nos soldats,  c’est inacceptable, j’appelle ça de la trahison "... 

Vous rentrez du Donbass ? Racontez-nous ce voyage.

Je veux dire d’abord que je n’étais pas seule.  Nous étions un groupe d’acteurs de notre théâtre, où je sers depuis 20 ans environ.  La plupart d’entre nous ont une position disons patriotique. Et nous avions depuis longtemps le projet d’aller dans le Donbass. L’organisation a été compliquée en raison des activités de  chacun et de 16 qui souhaitaient partir seuls 5 l’ont fait.  Une chose est de savoir les horreurs qui s’y passent, une autre est de voir, rencontrer les gens à Donetsk. Oui, nous voulions voir de nos propres yeux.  Nous sommes revenus changés.

Nous avons fait un concert dans une bourgade un quartier ouvrier Novyi Svet  ( monde nouveau...!J.B). Poésie,  lecture de textes.  Une écoute intense, ils étaient 350, arrivaient directement du travail. C’étaient des personnes ouvertes qui vivent depuis des années entre la vie et la mort. Du coup,  il me semblait comme une épure,  rien d’artificiel, de superflu. Les masques sont inutiles. Une sorte de naïveté. Ce sont les enfants de cette guerre. Ils avaient entre 8 et 12 ans quand cela a commencé. La rencontre a duré une heure et demi,  j’en ai été chamboulée : des jeunes gens pleins de sagesse,  sans aucune agressivité,  ce qui m’a bouleversée.

Nous avons discuté avec eux après le spectacle.  C’est nous qui leur avons posé des questions et non l’inverse... Je leur ai posé des questions difficiles pour notre milieu libéral, et pour moi par exemple est ce que le nazisme existe,  et la russophobie, quelle différence entre les soldats ukrainiens et les soldats russes qu’est ce que vous pensez des actions militaires et que beaucoup de gens meurent.  Les réponses m’ont abasourdie, m’ont brisé le cœur. Je ne vais pas vous raconter ce qu'ils nous ont dit, mon mari, acteur et metteur en scène de notre théâtre fera un montage et cela donnera un documentaire pour fixer ces visages et ces mots.

Par exemple,  ils racontent comment depuis 8 ans chaque jour 5, 6 personnes de leur entourage meurt. Chaque jour. Et chaque jour tu t’attends à ce qu’un proche meure. L’espoir aujourd'hui c’est que ces morts ne seront pas inutiles, peut-être on mourra mais  nos enfants auront une chance de vivre en paix. Ils auront le droit de parler russe..

On me dit ici qu’est-ce que tu es allée faire là bas, arrêtez avec ces 8 ans de guerre, c’est devenu un cliché,  un mantra. Non, ce n'est pas un mantra et je ne vois pas comment appeler ça autrement que génocide. La langue russe, maternelle,  interdite. 

J’ai eu un sentiment de malaise, de honte de ne pas y être allée  plus tôt.

Oui, ils disent qu’avant le déclenchement de l’opération militaire spéciale,  il y avait de plus en plus de bombardements. Je considère que c'est une tragédie pour ce peuple. Ça fait mal au cœur. C’est une expérience des plus cruelles. Ils nous ont raconté des choses toutes plus terribles les unes que les autres.  Je ne me sens pas habilitée pour parler de choses politiques,  ce n'est pas mon truc,  mais quand dans mon milieu j’entends : je suis allé à Kiev, je n’ai pas vu de nazis, ça me paraît complètement abstrait et inefficace.  Il suffit de savoir qui est Yaroch ou Pravy sektor, quand ils ont été créés,  quand ils se sont associés et savoir qu’ils agissent avec l’accord de Kiev. Il faut s’appuyer sur des faits,  des documents et ne pas s’en renir à  je suis allé à Kiev,  je n’ai pas vu de nazis. 

Bien sûr que les nazis agissent dans le Donbass.  Les jeunes nous ont raconté des choses terribles, franchement insupportables, j’en ai pleuré.

 ( Une exposition sur les exactions de l’armée ukrainienne dans le Donbass s’est ouverte en Abkhazie, région dirigée par le KPRF,  interdite au moins de 18 ans. Un tribunal a été constitué,  soutenu par 20 pays. J.B)

Puis elle aborde longuement le débat interne dans la société, parmi les élites culturelles dont certains, les plus visibles, ont quitté  bruyamment le pays dès le 24 février.  Certains reviennent. Elle regrette que ces "élites", contre l’attaque russe,  s’appuient sur une vision ancienne de la société russe : l’élite culturelle,  eux, et le peuple nommé depuis 30 ans, "les beaufs" (?) ( comment traduire ce mot omniprésent dans le débat russe  bydlo) les pauvres mecs. Qui ne pensent pas,  suivent le pouvoir. Elle a été insultée largement dans les réseaux sociaux pour son voyage, 24 h, raccourci pour des raisons de sécurité,  dans le Donbass. 

"Je suis contre cette vision de notre pays.  Et je pense qu’on ne peut rire de tout. Une comédie sur le blocus de Léningrad,  c’est insupportable..

Je suis pour le débat avec ceux qui ne sont pas d’accord, s’ils sont ouverts au dialogue.  Quand je lis dans les réseaux sociaux  "ce sont des zombies", je suis moi aussi un zombie, ce n'est même pas la peine. Et non, on ne m’a pas obligée à prendre cette position,  m’exprimer..."

" Oui, il y a du fascisme en Ukraine,  il suffit de regarder la télévision ukrainienne.  La promotion qui en est faite"...

Toute sa famille,  son fils de 17 ans, son mari ses parents sont d’accord avec elle. L’Atelier Fomenko,  ses acteurs  partagent sa vision. Son premier mari Ivan Vyrypiev, dramaturge connu, y compris chez nous,  a pris bruyamment position contre.

"Je ne suis pas une hourra-patriote, mais il y a des circonstances où on doit être solidaire de son pays. S’ils veulent partir, qu’ils partent mais ce n'est pas bien de se désolidariser de son pays quand il est mal. Tu ne peux pour être pour une paix qui se ferait par la destruction de ton propre pays.  Ce n'est pas joli...

... Ce bref séjour,  ces rencontres sont un ébranlement pour moi, de ces expériences qui approfondissent,  élargissement  de l’âme...

Et ce qui se dit sur la culture russe est une question. Dostoïevski  c'est l’écrivain de la compassion, de l’introspection douloureuse du simple individu. C’est l’apport universel de la culture russe."

 

Les russophones profiteront dans le détail de cet intense entretien dont j’ai traduit de larges extraits, plutôt l’esprit.  

11 septembre 1973. Putsch de Pinochet au Chili, bras armé de la CIA. 

Assassinat du président Allende.

Le martyr d’un peuple commence.

 

 

 

 "Josep Borrell qui représente la diplomatie politique de l’Union européenne,  lui, qui vient d’un pays à l’histoire si douloureuse, ne peut se cacher derrière un "traducteur". Il doit assumer ses propos et en rendre compte. "

Le ministère russe des Affaires étrangères 

 

Ces propos s’inscrivent dans une dérive constatée depuis des années à l’égard de la Russie, en particulier autour du rôle essentiel de l’URSS dans la victoire sur le nazisme. Le signe égal entre nazisme et stalinisme. 

Question : où va l’Union européenne,  qui en même temps ne voit pas la glorification des néonazis en Ukraine et leurs exactions ?

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