Loukianov-1: la Russie dans le monde globalisé : et maintenant ?
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Fiodor Loukianov dirige la revue "La Russie dans le monde globalisé". Depuis près de 20 ans. On pourrait le qualifier de géopolitique numéro 1. Il est souvent modérateur dans les grandes rencontres de Vladimir Poutine lors de forums internationaux.
Une voix sinon officielle du moins autorisée.
Il me semble incontournable dans le moment présent d’avoir accès à cette voix, nous qui sommes abreuvés jusqu'à plus soif du moindre écho d’un dirigeant américain proche de la Maison Blanche.
Dans le numéro de janvier-février 2025.
Permettez au porteur de ceci d’entrer dans la classe. J'ai été arrêté pour violation des règles : je montais les escaliers qui descendaient et j'ai répondu à la remarque avec insolence.
Bel Kaufman. Montez les escaliers qui descendent. 1964
Le démantèlement de l’ordre mondial précédent est un sujet populaire ces dernières années. Au niveau du raisonnement général, tout est clair, voire harmonieux. La fin d’une certaine hiérarchie, la croissance de l'influence des différents pays et peuples, un système complexe et instable, mais généralement plus juste, la construction d'un type de relation différent, reflétant la non-linéarité du monde émergent... Or maintenant nous sont entrés dans la période de mise en œuvre de ces constructions intellectuelles. En général, personne ne s’attendait à ce que ce soit confortable – des changements de cette ampleur ne se font jamais sans heurts. L’ expérience pratique vous donne toujours l'impression d'être sur une attraction pour les amateurs de sports extrêmes - cela vous fait mal au ventre. Vous ne savez pas quel genre de tournant vous attend dans l’instant suivant.
La transformation générale se manifeste sous deux formes ; nous les observons dans l'exemple de deux centres principaux : l'Asie occidentale (Moyen-Orient) et l'Europe de l'Est.
Le départ de la Syrie baathiste dans l’oubli historique a, dans un sens, reproduit le processus mondial en miniature. Le régime de la famille Assad ne s’est même pas effondré, mais s’est dématérialisé, essentiellement sans opposer de résistance. Il avait complètement perdu son utilité, ce dont les commanditaires extérieurs s'étaient également rendu compte, renonçant à tenter de sauver le client. C’est en cela que Syrie 2024 diffère des événements dramatiques en Irak en 2003 ou en Libye en 2011 : il n’y a pas eu d’escarmouche finale désespérée. Le vide qui en résulte est rempli de substances disponibles – depuis les internationalistes djihadistes jusqu’aux communautés religieuses et ethniques locales et aux voisins ayant leurs propres intérêts marchands.
La particularité de la Syrie (ainsi que des deux autres cas mentionnés, et maintenant, apparemment, du Soudan) : la disparition effective de l'État précédent ne signifie pas son abolition formelle et l'émergence d'un ou de nouveaux États à cet endroit. Un collègue turc a souligné que la Syrie, comme l’Irak, est essentiellement indivisible. Aussi artificielles que puissent paraître (et étaient) les frontières autrefois établies par les anciennes puissances coloniales, elles sont stables. Le démembrement d’un pays crée un précédent risqué pour tous les autres ; il vaut mieux ne pas avancer cette idée
"Mais l’essentiel, le souhait de redéfinir les frontières, se heurte à l’impossibilité de créer quelque chose de naturel ".
Chacun des critères de division possibles – ethniques, religieux, économiques, idéologiques – contredit tous les autres, aucun, seul, ne peut produire quoi que ce soit de durable.
En conséquence, un État amorphe, théoriquement le même, mais en réalité conditionnel, s’avère être moins le moindre mal que la seule option acceptable.
Quel est le rapport avec la transformation du monde ? La mondialisation relativement uniforme du début du siècle a pris fin, mais le monde ne s’est pas fragmenté. Il est resté interconnecté, bien que souvent de manière capricieuse – par le biais de mécanismes informels et de schémas gris et noir. Le contrôle centralisé selon certaines règles est remplacé par une auto-organisation de survie - spéciale, au cas par cas. Mais sans l’abolition déclarée de ces mêmes règles, même si elles ne s’appliquent plus ou n’agissent plus de manière sélective. C’est la direction générale des changements en cours; on peut l’aborder différemment, mais c’est une conséquence naturelle de la crise de la régulation des relations internationales. Et en ce sens, les événements du Moyen-Orient sont un prototype des événements mondiaux.
Le conflit ukrainien illustre autre chose. Il ne s’agit pas d’une désintégration en douceur des institutions, mais d’une empoignade pour l’ordre mondial. L’Occident est favorable à la préservation de ce qui s’est développé après 1991. La Russie est favorable à son changement. Dans cette interprétation, la confrontation prend un caractère de principe qui n'implique pas de compromis. D’où l’augmentation constante du niveau de tension, l’« échelle d’escalade » proposée est relativement plate, mais cohérente du côté occidental, tardive, mais désormais assez raide du côté russe...
L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche risque de changer l’approche conceptuelle. «La paix par la force» n’est pas une défense de l’ordre mondial libéral, mais une promotion des intérêts américains d’une façon, que les États-Unis jugent appropriée dans chaque cas. Dans une moindre mesure par les moyens militaires, le nouveau président ne les juge pas efficaces, mais par tous les autres.
Or, le conflit dont il hérite autour de l’Ukraine a une logique différente et est allé si loin qu’il est difficilement possible de le traduire sur le plan des bénéfices et de l’intérêt pratique, auquel Trump est habitué. Et il est difficile de prédire ce qu’il fera lorsqu’il comprendra cela.
Suite demain.