Europe, où cours-tu ? Les vents mauvais.

Publié le par Boyer Jakline

Les fragments d’Antonin, l’illustration, est l’affiche d’un film courageux et rare sur la 1ère guerre mondiale et l’état des soldats revenus du front... en morceaux.

Quand j’ai vu, et je vois, avec effroi les va-t-en guerre occidentaux fournir jusqu'à plus soif des armes au pouvoir ukrainien,  paré en même temps de toutes les vertus démocratiques, j’ai anticipé la faillite, la fin de l’Union européenne.

Du coup, je  paraphrase  la fameuse interrogation de Gogol : Rous', où cours-tu ?

Reprise aujourd'hui en Russie dans certains débats sur des réseaux sociaux dans la mouvance du KPRF : Fédération de Russie,  où cours-tu ?

Qui la veut, cette faillite de l’Europe ? Longtemps on nous a seriné que c'était la Russie. Mais aux vues de événements actuels et la soumission absolue aux desiderata et propagande américaines vis à vis de la Russie, quoi qu'il en coûte aux pays, aux peuples de l'Europe, le sentiment est qu'il faut réfléchir autrement. Enfin, réfléchir...tout court...Enfin.

L'entretien que je traduis éclaire la vision proche du pouvoir russe de ce qui se passe. A connaitre, même si je n'en partage pas les tenants et les aboutissants. Vers quoi allons-nous si allègrement, si férocement ?

 

Traduction de l'entretien accordé par Fiodor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs, au magazine russe  Expert. Le 2 avril. Il est LE spécialiste de la géopolitique. J’ai déjà traduit des analyses qu’il produit en permanence.

"Une sérieuse ligne de partage des eaux se dessine entre la Russie et l'UE.

Question (Q) :

L'économie européenne entre déjà dans une grave crise et le rejet des vecteurs énergétiques venus de Russie va la plonger dans l'effondrement et la priver de compétitivité pour toujours. Tout retard dans l'opération militaire en Ukraine ne fera qu'aggraver la situation économique, politique et sociale au sein de l'Union Européenne. Cette perspective est si simple et si évidente qu'il est impossible de comprendre l'exceptionnelle irrationalité des élites européennes. Pourquoi l'Europe continue-t-elle de s'appuyer sur la militarisation de l'Ukraine et d'alimenter la guerre au lieu  de vastes initiatives pour réconcilier les parties ?..

On dit souvent que l'Europe est complètement dépendante des Etats Unis... Mais ces élites ne sont tout de même pas suicidaires ?

Réponse (R) :

L'idée que l'Europe ne fait que ce que prescrivent  les USA est bien sûr exagérée. Autre chose est que l'Europe n'a pas d'indépendance stratégique parce que les USA l'interdisent. L'Europe elle-même n'a pas lutté longtemps pour son indépendance.

De plus, lorsque les USA ont commencé à réduire leur priorité à l'Europe, c'était sous Bush Jr et non Trump, au lieu de s'en réjouir, et réfléchir à sa propre organisation stratégique, l'Europe a travaillé à empêcher les USA de s'orienter vers d'autres partenaires.

Maintenant, il y a un changement psychologique.

Pendant de nombreuses années, le cours de l'Europe a été déterminé par les principaux pays d'Europe Occidentale qui, premièrement, pensaient que le problème russe, avec la fin de l'URSS, était plus ou moins résolu (au moins pour eux). Et la Russie n'est pas une menace. Les nouveaux pays d'Europe de l'Est, membres de l'U.E, ont bien sûr ajouté une attitude méfiante et hostile envers la Russie, mais n'en ont pas déterminé le cap.

Deuxièmement, la Russie pour l'Europe de l'Ouest est un interlocuteur profitable en termes de marché, de ventes, d'énergie. Il y avait suffisamment d'avantages économiques pour trouver un terrain d'entente avec la Russie. Sinon ils auraient réagi de manière plus hostile. La Russie a toujours été pour l'Europe une sorte "d'autre" plus ou moins répulsif.

La digue a cédé 

Q : c'est-à-dire que les intérêts économiques ont commencé à dominer après 1991 ?

R : oui, cet élément marchant a grandement apaisé les relations après la guerre froide. Je ne veux cependant pas mettre de côté ceux qui espéraient sincèrement que la Russie rejoindrait les rangs européens. Ces attentes existaient, mais elles n'ont pas été déterminantes. C'est l'intérêt matériel qui a donné la direction.

Pendant la période où la Russie était affaiblie, années 90 et moitié des années 2000, les intérêts nationaux de la Russie ont été tout simplement ignorés. Mais quand la Russie a montré ses dents et sorti ses griffes au nom de ses propres intérêts, l'Europe a été mise à rude épreuve, s'est agacée, mais le désir de faire du profit a été le plus grand.

Lorsqu'en février, la Russie s'est comportée de manière extrêmement brutale, a rejeté le désir qu'elle avait encore de se mettre d'accord, d'expliquer encore à l'Occident quelque chose, les principaux dirigeants européens, Macron, Scholz se sont tout simplement sentis personnellement trompés, car ils venaient juste de parler avec Poutine, mais n'ont été prévenus de rien...

Pourquoi le rationnel a-t-il échoué ? Les digues ont été rompues, les sentiments d'irritation et d'hostilité se sont déversés.

Q : Mais le fait même de la guerre au sein de l'Europe n'est pas nouveau, souvenez-vous au moins de la Yougoslavie ?

R : Paradoxalement, l'Europe ne perçoit pas la Yougoslavie comme une guerre à part entière.. Et pour les Européens, ce qui se passe en ce moment est quelque chose d'absolument extraordinaire. Les événement ramènent l'Europe à des pratiques qu'elle considérait comme révolues à jamais, dont elle-même a toujours eu peur. Ce sont des actions politiques caractéristiques de la première moitié du XXième siècle qui ont ruiné l'Europe. L'Europe a cessé d'être le centre du monde après deux guerres mondiales qu'elle a elle-même déclenchées (souligné par moi, J.B). Avec toutes sortes de conflits territoriaux, annexions, redécoupages des frontières, c'est exactement le même passé terrible dont les Européens, après avoir détruit beaucoup de choses et des dizaines de millions de personnes, semblent être sortis après la Seconde Guerre mondiale.

L'Europe a un complexe de peur de ce passé. Les événements en Ukraine les ramènent mentalement à la période la plus terrible de leur histoire. Le choc vient s'ajouter à ce sentiment échappé d'hostilité à l'égard de la Russie.

Q : Est-ce pour cela que les sanctions sont exceptionnellement sévères :

R :

Dans l'adoption en avalanche de sanctions, certains éléments de psychose ont en effet été observés. L'Europe a presque épuisé tout le potentiel de sanctions possibles en une semaine, de vraies sanctions. Les sanctions symboliques peuvent être introduites à l'infini. Mais les vraies, qui ont frappé l'économie, ont été introduites en 9/10 jours après le 24 février.

Les Américains ne font pas ça. Ils imposent des sanction smesurées, comme suivant une recette, avec des pauses. Il regardent la réaction: ça marche, àa marche pas. Et ils poursuivent.Et c'est correct selon la politique de sanctions, si ces sanctions ont pour but d'empêcher la partie adverse d'agir. L'Europe, en revanche, a tout craché en une semaine et s'est privée en fait d'outils d'influence. Maintenant que les mains de l'adversaire sont déliées, cela n'a plus d'importance, cela n'empirera pas. ( Sur les sanctions américaines, voir en fin d'article).

Q : Avec un tel niveau émotionnel, bien sûr, le retour aux activités marchandes est impossible. Mais je me demande sur quels fondements idéologiques sont-ils prêts à s'expliquer et expliquer à leurs peuples la perspective d'une chute profonde (de leur niveau de vie. J.B) Combien de temps peuvent-ils tenir sur l'énergie de la confrontation ?

R :

C'est la question principale pour nous, sans réponse à ce jour.  Car l'exaltation ne peut durer indéfiniment. Elle s'épuise pour des raisons naturelles, physiologiques.

Avec cette question de la justesse idéologique, on entre dans une zone d'incompréhensible. Car  ces tentatives de présenter tout conflit comme une bataille entre le bon côté de 'histoire et le mauvais s'imposent tout à fait naturellement : les Américains le font, les Européens suivent. La matrice de la guerre froide est reproduite : bien/mal, blanc/noir. Simple dichotomie.

Les événements actuels n'ont fait que renforcer fortement ce schéma. Ceux qui en Europe ont essayé de peser, avant, ( NordStream, lobbyistes d'affaires, etc...) sont en état de choc, détruits, ne peuvent relever la tête.

Mais, en même temps, l'image de la confrontation entre deux idéologies, très naturelle au XXème siècle pendant la guerre froide, n'a pas toujours bien fonctionné à d'autres époques... Par exemple la Première guerre mondiale" était perçue comme une bataille entre démocratie et autocratie, mais ce n'était qu'un accessoire à la rivalité impérialiste.

 Jusqu'où sera-t-il possible d'enraciner cela maintenant, expliquer à la société que son niveau de vie va sensiblement baisser parce que nous nous opposons au mal universel ? je ne sais pas. C'est une question.

Et ici, la conversation n'est pas terminée, puisque la guerre économique n'a pas été encore mise en oeuvre. Il reste encore beaucoup à faire de leur côté, notamment du côté américain. Mais du nôtre aussi. C'est une bataille à mort. Difficile d'imaginer tout compromis. Bien sûr, chaque camp attend que l'autre cède le premier.

Nouvelle étape des relations.

Q : Quel est le potentiel de la bureaucratie européenne dans cet affrontement. Nous imaginons toujours l'UE comme une entité plutôt branlante,  or ici il s'agit de faire bloc, faire la guerre, peut-être littéralement ?

R :

Tout ce que nous savons de l'intégration européenne, qui repose sur les principes posés par les grands pères fondateurs après la seconde guerre mondiale, suggère qu'il s'agit d'un modèle de paix et non de guerre. Plus précisément, c'est un modèle de monde dans la guerre. Comme une île consolidée sous le toit américain qui a existé pendant 30 ans dans des conditions d'affrontements aigus, a connu diverses crises. Mais pas une organisation pour mobiliser des forces et des ressources.

L'OTAN a oeuvré pour la confrontation, et pour être tout à fait honnête, plutôt les Etats Unis. Parce que l'OTAN pendant la guerre froide, bien que sa notoriété ait été acquise car elle préservait la paix,  la préservait par sa seule existence, sans combattre.

L'Europe s'est fortement consolidée au cours des meilleures années, c'est à dire la fin du XXème siècle, peut-être à partir du milieu des années 80 quand  "l'eurosclérose" fut vaincue, leur stagnation. L'intégration, avant la fin de la guerre froide, a passé un cap. Aujourd'hui la situation est totalement différente.

Q:  qu'est-ce qui a changé ?

R :

 La guerre, on continue de l'appeler guerre froide, mais ce n'est pas une guerre froide comme on l'entendait. C'est une guerre économique, hybride, qui s'étend sur le monde entier. Et, comme on le voit dans le conflit russo-ukrainien, l'Europe est au centre de cette guerre. Ce n'est pas comme pendant la guerre froide, où les Etats Unis se battaient et  l'Europe était comme une sorte d'arrière.

Or là, au contraire, pour parler avec cynisme, les Etats Unis ont jeté l'Europe au centre de ce conflit avec la Russie, alors qu'eux mêmes restent à la distance d'un observateur intéressé. Dernièrement,il a été rapporté que la récession s'installait en Europe, alors qu'en Amérique, il y avait une reprise de l'activité économique... Les coûts sont reportés sur l'Europe, ce qui n'était pas le cas auparavant. Et s'il en est ainsi, il y a un risque que les contradictions qui existaient au sein de cette association hétérogène s'aggravent. ( Souligné par moi, J.B)

Il faut traiter à part la question de la fameuse militarisation.  ... Le projet européen est bâti sur la paix, pas sur une rage guerrière.  Et là,  on voit l'Allemagne se réarmer massivement, elle qui luttait de toutes ses forces contre une remilitarisation, elle parie sur ses capacités militaires.

Comment cela va-t-il  se terminer ? Que sera l’Europe dans 5 ou 10 ans ? Quelles vont-être les relations à l'intérieur de l'Europe avec une Allemagne réarmée ? Ne va-t-elle pas retourner à ses précédentes moeurs et coutumes qui fonctionnaient dans l'horreur, il y a 100 ans ?

Pour nous non plus, rien de bien amusant en perspective...

Absolument, rien de bien amusant en perspective. Parce qu'au cours des 300-400 dernières années, nous ne trouverons pas de précédents où la grande Europe enivrée contournerait la Russie. D'une façon ou d'une autre, nous ne nous retrouvons jamais en position d'observateurs. Nous ne pouvons résister. Soit on nous entraîne, soit nous y allons nous mêmes.

Ce qui est sûr c'est que là, maintenant, une division très profonde est en train de se creuser entre la Russie et l'UE.C'est tellement idéologique et éthique.. La tentative d'Europe unie et de Maison européenne de la fin du XXeme siècle agonise. Cela aboutit à une démarcation mutuelle, consciente, des deux côtés, le nôtre aussi.
Il s'agit donc d'une étape absolument nouvelle dans notre histoire avec les Européens. On verra, ce sera intéressant."

 

Je reviendrai prochainement sur  l'état de la guerre informationnelle dont nous sommes l'objet, mot important objet.

Et bien sûr, Douce France...où cours-tu ...

Les "non" sanctions américaines : les USA continuent d'importer du pétrole russe: + 43%, de l'uranium et de l'engrais, toutes importations indispensables à leur économie.

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